Iren Mihaylova

Pour en savoir plus sur l’auteur et son œuvre. Les éditions Sans Crispation proposent de réinventer le questionnaire proustien !

Sans Crispation : Comment vous tenez-vous informé : par le biais de la télé, des réseaux sociaux, en écoutant la radio ou en lisant le journal ? 
Iren Mihaylova : Je suis une passionnée de lecture. Je lis chaque jour, intensément, plusieurs textes à la fois – des œuvres de psychanalyse, des articles, des journaux, des romans, des récits, des poèmes, des discours sur la poésie, parfois même des théories auxquelles je n’adhère pas, des articles sur l’histoire, mais je ne dirai pas que je suis les actualités comme le font certains de manière régulière et angoissée.

Je retrouve dans l’amoncèlement de mes différentes lectures beaucoup de richesse. Quand j’étais adolescente on me disait souvent que je “n’apprendrai pas la vie dans les livres”. On avait quelque part peut-être raison, mais les livres sont surtout et d’abord une grande fenêtre vers l’âme. Freud, lui-même, était le premier à s’inspirer de la littérature. Peut-être que ma curiosité profonde porte d’abord et surtout sur l’âme et la vie dans ce qu’elles ont d’intemporel. L’actualité du moment vient pour moi au second plan.

Imaginez ce que votre auteur préféré écrirait sur votre œuvre ?

Il y a tant d’écrivains et de poètes qui ont marqué ce que je suis devenue en tant qu’être, poète et écrivaine.

Dostoïevski, qui, malgré un certain confort de vie, tenait à se renfermer dans une pièce sombre et froide pour pouvoir écrire. Comme si déployer son monde interne était conditionné par la contrainte et la souffrance qu’il recherchait (pour ce faire.)

Kafka ou Rilke, toujours en proie à une souffrance incitant à l’écriture.

Freud, malgré son cancer de la mâchoire et jusqu’au dernier souffle, n’a pas arrêté la cigarette. C’était un combattant qui écrivait inlassablement, il était profondément curieux à l’égard du monde qui l’entourait.

Mais ce n’est pas cela qui m’importe tant et que je souhaite transmettre. L’idée, largement répandue, bien qu’incontestable, que les poètes sont de grands révolutionnaires dans tous les sens du terme ne m’intéresse que peu.

Je n’oublierai jamais cette anecdote qui date de mon adolescence. À l’époque de mes 16 ou 17 ans, une professeur de littérature nous racontait l’histoire d’un célèbre écrivain bulgare (Yordan Yovkov) qui, avant de s’asseoir à sa table de travail, mettait à chaque fois une nouvelle chemise, toute propre et bien lisse. Ce n’était pour lui aucunement une vanité, « car le geste de l’écriture était pour lui sacré ».

C’est tout cela que je souhaite transmettre : cette valeur de l’écriture et cette lumière que nous portons en nous et qui donne accès à quelque chose de profondément humain et universel.

Un endroit et un moment préférés pour écrire ?

J’écris énormément, inlassablement et tous les jours. Je travaille en même temps sur plusieurs projets et bon nombre de mes fichiers sont conjointement ouverts sur mon ordinateur. Je peux passer ainsi d’un texte à l’autre dès lors que ma pensée découle d’une forme et en appelle une autre. Je peux écrire à tout moment et partout mais là où je me mets vraiment “au travail”, c’est en début d’après-midi sur mon bureau, en face de ma bibliothèque qui est un endroit privilégié. Mais si vous voulez, cela n’a pas une grande importance. Pendant des années il m’est arrivé d’écrire dans mon lit, ou bien, assise par terre sur mes genoux car les mots me venaient spontanément. Ce qu’il faut pour moi, c’est du silence, une disponibilité psychique en réponse à l’injonction interne d’écrire, c’est à dire l’accueil d’un désir toujours supérieur à la contrainte. Cette chambre à soi, hors de l’emprise du regard de l’autre, interne, d’abord interne et peut-être toujours interne, voilà ce que j’ai besoin de retrouver perpétuellement. Sur cette question-là, la psychanalyse m’a profondément ouvert les yeux.

Dans quelle mesure, “Tirer les ombres”, c’est vous (ou pas) ? 

Bien sûr qu’on habite toujours ce que l’on écrit. Je ne saurai vous dire de quelle façon ou quelle partie de soi ou de l’autre je porte à mon insu, mais cela m’importe peu. Ce que j’écris fait partie de moi dans un premier temps car mon vécu est un point de départ. Je me sers de ce qui me traverse mais, finalement, c’est quelque chose qui n’est que de passage car je l’émets au monde. Et puisque je l’émets au monde, cela cesse de m’appartenir, au moins dans son actualité. N’écrit-on pas aussi pour cela ? Pour se réinventer soi-même, aller toujours plus loin, ne jamais cesser la recherche, sans jamais chercher dans le vide, comme dirait Cocteau (quoique, parfois). Or, on a forcément l’illusion soit d’une unité, soit d’une division là où il n’y a qu’âme, vie et mort. Nous sommes aussi le dépositaire involontaire de ce que nous ne souhaitons pas mais que nous sommes obligés de recevoir. Il y a certainement une certaine spiritualité, ainsi qu’une universalité dans l’écriture et qui dépassent le cas individuel.

Un personnage que vous détestez en littérature ? 

Bel Ami de Maupassant (Bel Ami), Eugène de Rastignac de Balzac (Le père Goriot) ou bien Razkolnikov de Dostoïevski (Crime et châtiment) sont les personnages principaux des premiers romans que j’ai lus et qui m’ont profondément bouleversé. Les “vices” humains, l’avarice, la haine, la violence, l’envie et l’ambition qui animent ces personnages mais aussi leurs souffrances énigmatiques me questionnaient profondément.

Quant à Anna Karénine, prête à abandonner son fils pour se jeter dans les bras de son amant, ou Emma Bovary – dévorée par culpabilité, elles représentent des portraits de femmes dépassées par la passion mais des femmes – modernes – et qui font plus partie de notre époque que de la leur.

Ce qui provoquait alors la révolte était ce sentiment d’injustice morale et sociétale, quelque chose d’inévitable qui amenait ces personnages à la tragédie. En somme, une prédétermination, comme si leur choix n’était pas libre. 

Si vous étiez un personnage, un mot, une phrase de votre roman/recueil lequel seriez-vous ?

« Renverser la terre pour l’abriter », c’est une phrase qui fait partie de « Tentations », la deuxième partie du recueil et qui traduit mon effort poétique à plusieurs égards. C’est un acte d’amour, d’écoute de soi, de contenance vis-à-vis de sa souffrance et de son chemin interne.

Quel a été le passage le plus difficile à écrire ?

Le livre a été difficile à structurer car il relève d’une non-structure.

La poésie expérimentale est une aventure périlleuse car on tâtonne, on ne connaît pas encore nos limites mais on sait aussi qu’on doit chercher et qu’il faut maintenir une trame pour faire œuvre. Or, il s’agit aussi d’une exploration de la forme, ce qui donne beaucoup de liberté et permet justement d’accéder à une vérité sur le monde qui ne sera pas accessible autrement. Une vérité sur soi et autrui qu’on délivre sans forcément pouvoir en comprendre le sens soi-même. Cela reste pour nous une énigme car justement il s’agit d’une verve qui à notre corps défendant nous traverse, une force inconsciente – la pulsion, comme disait Freud, à la lisière du corps et de la psyché. C’est ce que j’appelle la parole animée, on n’a pas de véritable maîtrise, on ne peut que la contenir et la délivrer dans un contenant formel. Voilà donc la grande difficulté de tenir une œuvre lorsque la forme elle-même est « fluide ».

Que dit votre ouvrage de votre monde, du monde en général ? 

Ce que TIRER LES OMBRES dit sur le monde ? C’est surtout à chaque lecteur d’en tirer ce qu’il souhaite. Qu’est-il prêt à entendre ? Pour ne pas rester complètement vague, peut-être, TIRER LES OMBRES “nous dit” que le monde (interne) est extrêmement complexe mais cela ne veut pas dire que l’on doit se décourager à l’explorer, ni qu’il faut se renfermer dans une envie de tout savoir. Si vous voulez, c’est véritablement un passage de la pseudo-connaissance à la reconnaissance, le “on ne sait pas que l’on sait” qui nous habite, ce désir sur lequel on va parier, voir même, aller à la rencontre de ce qui nous échappe. Tout en acceptant que l’on ne va, peut-être, jamais y parvenir entièrement.

Mais on y croit profondément. C’est un livre sur la croyance – dans la parole, dans ce qu’elle peut nous apporter de subjectivant et qu’en l’acceptant, on accepte de vivre et on renonce, au moins partiellement, à chercher à saisir jalousement la vie et l’emprisonner. Voilà pourquoi je pense que les livres de poésie sont en ceci uniques et différents d’autres œuvres littéraires. Ils sont eux-mêmes à la frontière, prêts à basculer, à se tenir au plus près de ce fil invisible : apprendre à marcher, danser en se tenant droit, c’est la seule garantie de ne pas tomber.

Si vos personnages étaient des émotions, laquelle seraient-ils ? 

Dans TIRER LES OMBRES se déploie une dynamique de douleur, de terreur, de tyrannie, d’attente, d’oubli, de perte, de douceur macabre, aussi, où notamment on ne peut pas parler d’émotions telles qu’on les connaît. Il s’agit plutôt de sensations, d’impressions et de traversées. On ressent les émotions à la lecture, bien sûr, mais ce qui est mis en avant, c’est plutôt ce monde du rêve, peuplé d’apparitions, de revenants, d’accroches à l’irréel qui permet de s’échapper du désir (si je devais en faire une tentative d’analyse, même si ce n’est pas que cela). On remarque bien que c’est lors de la rencontre d’avec ce désir que la pensée éclate (notamment dans « Tentations ») et que tous les enjeux viennent se cristalliser à ce moment-là. Par contre, le langage “objectiviste”, “blanc” ne nous permet pas de l’apercevoir immédiatement. C’est un peu comme un jeu d’ombres chinoises, comme un code, un métalangage. Au niveau de la disposition des mots sur la page qui, en fait, n’est en rien hasardeuse, s’ensuit une logique, une trame que le lecteur est convoqué à suivre inconsciemment. C’est à dire, aucun effort analytique à faire, cela se dénoue et on suit.

Conseilleriez-vous votre livre à Emmanuel Macron, à un autre homme politique (lequel ?) ?

Absolument. TIRER LES OMBRES est un livre profondément humain et sur l’humain. Ce n’est pas un livre psychanalytique mais il traduit une vérité qui appartient à l’inconscient et une expérience commune aux humains. Cette parole qui jaillit, éclate et peut-être semble dérangeante, oui, ne l’est pas que pour un homme politique, mais pour tout être, notamment celui qui se cherche et qui se résiste. En dépit de sa bonne volonté.

Faire l’expérience, se laisser être traversé. Là, est la plus grande épreuve.